JEAN-LOUIS CLOT
Le Flâneur

Un homme marche, à la recherche de sa géographie et de son histoire, en quête de ses propres traces. Les lieux s’agitent devant lui et lui présentent un passé qui n’est pas son passé, un espace qui ne le contient pas. Il voit le monde défiler comme en un panorama, des scènes frappent son regard sans qu’aucune inclusion, aucune appropriation soit possible. Conscient de ne faire qu’enregistrer des pertes, il se met en quête d’un point fixe, qui lui permettrait de regagner une mémoire et de se saisir en tant que subjectivité.  Quelqu’un lui a confié un petit livre noir, un carnet de route, qui devrait lui permettre, s’il en suit préci­sément les instructions, de regagner ce qu’il a perdu. Au cours de ses déplacements, il est amené à rencontrer des personnes qu’il ne parvient pas à distinguer des foules auxquelles elles appartiennent, successivement un groupe d’immigrés clandestins, un ensemble de pèlerins, des touristes en visite. Découragé, son errance le maintenant toujours au même point d’extériorité avec le monde, il en appelle à l’auteur du carnet et se plaint de l’inutilité de ses prescriptions. Ce dernier lui explique qu’il n’a su reconnaître, dans ces foules rencontrées, les êtres qui étaient ses autres et l’auraient pourvu d’identité, successivement son ami, sa mère et son amante. Il lui donne une dernière chance : une série d’épreuves qualifiantes le conduira plus près des hommes, de l’action, du cœur du monde.

LIVRET COMME CARNET DE ROUTE
Les déplacements du flâneur obéissent aux injonctions du livret. L’opéra doit ainsi porter une réflexion sur sa forme, sur le sens du lyrisme comme recueillement possible de soi, récupération d’un contact avec le monde et l’histoire.

LE FIL CONDUCTEUR DE L’HISTOIRE
Il reprend celui de L’Homme des foules d’Edgar Poe, ainsi résumé par Baudelaire dans L’Art romantique (Le peintre de la vie moderne) : ‘‘Derrière la vitre d’un café, un convalescent, contemplant la foule avec jouis­sance, se mêle, par la pensée, à toutes les pensées qui s’agitent autour de lui. Revenu récemment des ombres de la mort, il aspire avec délices tous les germes et tous les effluves de la vie ; comme il a été sur le point de tout oublier, il se souvient et veut avec ardeur se souvenir de tout. Finalement, il se précipite à travers cette foule à la recherche d’un inconnu dont la physionomie entrevue l’a, en un clin d’œil, fasciné. La curiosité est devenue une passion fatale, irrésistible.’’ Sinon qu’ici le flâneur est moins convalescent que voyageur solitaire ; le chœur représente le monde. A la fin, on retrouve la scène à la terrasse du café.

LE FLÂNEUR
Il est un rôle à la fois chanté et parlé. Lorsqu’il marche, il parle de l’espace qu’il traverse et du monde qu’il colporte. Ce n’est que lorsqu’il s’arrête qu’il peut exister en tant qu’individu et qu’alors sa parole peut deve­nir chant. À la fin, ayant retrouvé un contact avec sa propre histoire et donc avec le monde, son chant se fait moins heurté, plus continu. C’est la raison pour laquelle il peut se taire (dans la cinquième séquence, le rôle du flâneur devient un rôle muet).

UN CONTE EN CINQ SÉQUENCES
Ici le contrat n’est pas un pacte conclu avec une transcendance quelconque mais correspond au processus même de l’écriture du livret. Même si elles sont héritées du conte fantastique ou merveilleux, les épreuves qualifiantes doivent être identifiées à la réalité : ainsi l’histoire ne s’arrête pas en vertu d’une destinée ins­crite à l’avance, mais dans les aléas de cette réalité.

LES DIFFÉRENTES FACETTES DU FLANEUR
Le flâneur pasolinien, celui dont le passé ‘‘n’est rien d’autre qu’un vide inconsolé… et consolant.’’, observant sans cesse ce qu’il n’a pas connu et en même temps, ‘‘Neuf, dans la nouveauté du monde, / libre’’. Le flâneur comme anti-pèlerin, cette figure du nomadisme finalisé du côté du lieu universel et d’un gain, figure de l’ac­quisition. Au contraire, le flâneur ne s’approprie pas les lieux où il passe. Homme des foules et non homme de la communauté, il n’a pas la nostalgie des appartenances. Le flâneur comme anti-Orphée : son lyrisme n’est pas lié à la perte d’une figure ou d’un amour, mais à la perte d’une histoire. Le colportage de l’histoire lui permet de reconstruire le pont entre passé et présent.

SÉQUENCE 1
(le Flâneur, l’Ami, chœur des Clandestins non matérialisés)
Au bord de la nuit, dans un port. Le personnage principal, une lampe de poche à la main consulte son car­net. L’ambiance sonore est calme, les sons spatialisés sur l’orchestre de haut-parleurs plongent d’emblée le spectateur/auditeur dans la douceur âcre de la nuit portuaire. Le Flâneur parle doucement (dans un micro de proximité). Sa voix se mêle aux sons nocturnes, on entend aussi, dans un espace différent (l’arrière-salle ?) le poème murmuré d’Hannah Arendt. C est alors que la voix du flâneur prend de l’ampleur. Son « air », au timbre légèrement irréel, s’entrelace dans sa deuxième partie avec le poème de Pasolini murmuré en italien et en français dans deux lieux différents. Ces différentes voix annoncent et sont prolongées par la multitude linguisti­que du chœur des clandestins (virtuel, suggéré par la scénographie). Débarquées d’un bateau tous feux éteints, les voix multiples de ces hommes et femmes d’origines très diverses vont emplir dans un crescendo qualitatif tout l’espace de la salle. Le Flâneur mêle la reprise de son « air » à ce galimatias de sonorités cosmopolites. Émerge de la foule, l’Ami. Dialogue « chanté » avec le Flâneur. Reprise lointaine du choeur des clandestins. Interruption brutale. Noir complet et silence très court (style cinématographique).

SÉQUENCE 2
(le Flâneur, la Mère, choeur des Pélerins -non matérialisés-)
Il est midi. La musique se charge de suggérer un syncrétisme religieux. Des bribes de musiques sacrées, de diver­ses origines, sont travaillées afin de générer une mosaïque sonore très colorée. Une réflexion de Walter Benjamin émerge, annonçant l’intervention du Flâneur en direction du choeur des pèlerins. Ce dernier est spatialisé en qua­tre lieux différents ; de chacun des lieux est projetée la voix enregistrée et démultipliée d’un des quatre chan­teurs. Ce chœur est homorythmique, à l’inverse du chœur des clandestins qui était contrapuntique. Il se dégage une forme d’harmonie apaisée (non tonale) de ces voix irréelles. Psaume de David en filigrane. Une vieille dame s’avance. Duo. Entrelacement du chœur et du poème de Ossip Mandelstam. Le Flâneur ne reconnaît pas sa mère.

SÉQUENCE 3
(le Flâneur, l’Amante, l’Enfant –suggérés par la scénographie)
Après-midi. Pendant toute la durée de la séquence, par intermittence, on entend, venues de nulle part et de partout à la fois, proches et lointaines, des voix en toutes langues lisant des textes écrits au dos de cartes pos­tales. Ambiance de parc d’attractions. La Femme s’adresse à l’Enfant, le Flâneur intervient. Duo de l’amour. Musique décalée de fête foraine et poèmes de (et lus par) Anna Akhmatova. La femme s’éloigne en chantant un court poème de la poétesse russe (je n’ai pas eu de lettre aujourd’hui), la musique s’éloigne puis disparaît, la voix soliste de soprano monte a capella et emplit la salle.

SÉQUENCE 4
(le Flâneur, l’Auteur du carnet)
Soir. La silhouette de l’Auteur du carnet (son ombre ?). Sa voix s’élève et chante le poème de Lorand Gaspar. Le Flâneur parle et s’adresse à la voix ; il tente de laisser sa voix glisser vers un caractère plus lyrique, mais en vain : il est préoccupé par la voix étrange de cette ombre venue d’on ne sait où qui chante, en arrière-plan, pianissimo et en boucle une phrase du poème. Il finit par identifier l’auteur du carnet. Leur échange est ponc­tué par le poème chuchoté d’Henri Michaux (Je suis habité).

SÉQUENCE 5
(le Flâneur, l’Ami, la Mère, l’Amante, l’Enfant –non matérialisés)
Cette séquence est la plus rapide, la plus rythmée de toutes. Elle est divisée en tableaux très courts qui sont autant de fulgurations visuelles et sonores très contrastées. Leurs enchaînements sont brutaux comme un mon­tage cinématographique de plans très courts. Des ambiances sonores, visuelles et lumineuses se succèdent en une série de « cuts » abrupts et rapides.

 

Le Flâneur
55’ – 2006

Poème électronique en cinq séquences pour voix et électronique
Commande Etat/GMEM

INSTRUMENTARIUM
Voix Soprano
Voix Mezzo
Voix Baryton / contre ténor
Voix Basse
Électronique

INTERPRÈTES
SEVAN MANOUKIAN, soprano
PHILIPPE DORMOY, baryton – contre ténor - comédien
MYRIAM BOUCRIS, mezzo
WAHID LAMAMRA, basse
JEAN-LOUIS CLOT, direction du son

ARTISTES ASSOCIÉS
CHRISTNE DORMOY, mise en scène
PHILIPPE MARIOGE, scénographie
TIPHAINE SAMOYAULT, écrivain
CIDALIA DA COSTA, costumes
PAUL BEAURREILLES, éclairages
CHARLES BASCOU, informatique musicale


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ANDREA LIBEROVICI