JEAN-CLAUDE RISSET
Invisible

Invisible, commande du Centre de Création Musicale (GMEM) de Marseille pour soprano et bande, est dédiée à Irène Jarsky. La pièce s’appuie sur des textes de Tchouang-tseu, philosophe et poète taoïste chinois du IVe siècle avant notre ère, qui évoquent les sons et les êtres, le ciel et la terre, le souffle, la parole, l’idée, le vide. Elle cite aussi Wang Wei, Lao Tseu, Dante, Basho, Heine, Goethe, Longfellow et Leopardi. Bien que la pièce n’utilise pas les textes d’Italo Calvino, elle est librement inspirée de son ouvrage Le città invisibili, une idée d’Irène Jarsky.
Dans l’ouvrage de Calvino, l’Empereur de Chine Kublai Khan écoute Marco Polo lui décrire les villes qu’il a visitées. Ces villes portent des noms de femmes. On s’en aperçoit bientôt, ce sont des villes de rêve - parfois de cauchemar - qui traduisent désirs, fantasmes, hantises, processus, utopies, schèmes profonds. A l’instar de la poésie chinoise, qui s’efforce d’agencer les mots dans l’espace, Marco Polo se livre à une description spatiale du temps, il imagine une géographie de l’esprit et de la mémoire, une géographie d’un monde qui nous parle, et qui est vrai parce qu’il l’a inventé.
Certains des sons qui répondent à la voix d’Irène Jarsky ne viennent pas eux non plus d’un monde physique, visible, palpable. Les transformations même de la voix la transportent dans une acoustique fictive, qui n’est plus la trace audible de vibrations mécaniques dans un monde matériel. Le recours à la synthèse et au traitement numérique de la voix permet de mettre en oeuvre des processus immatériels, des espaces imaginés, à l’instar des cités invisibles - même si l’imagination de Calvino reste plus agile et variée que les simulacres sonores que nous savons produire. Comme l’écrit le poète et peintre chinois Wang Wei, “les choses doivent être à la fois présentes et absentes”.
On ne trouvera pas dans Invisible la traduction musicale des thèmes qu’invoque Tchouang-tseu ou des villes mythiques que décrit Calvino, mais quelques suggestions métaphoriques qui tentent d’évoquer à travers des images sonores certains schèmes fascinants qui transparaissent dans ces textes.
La pièce existe en deux versions. La première version, Invisibles, créée en 1994, dure 30 mn. La présente version, créée en 1996, dure 19mn30s. Il existe aussi une pièce pour bande seule apparentée à Invisible, Invisible Irene, commandée par le sonic Arts Nerwordk, qui dure 12mn30 et qui a reçu le Grand Prix Musica Nova à Prague en 1995. Les sons qui accompagnent la soprano ont été obtenus par des processus de synthèse ou de traitement numérique qui tirent parti des ressources du GMEM et des recherches effectuées dans l’Equipe Informatique Musicale de Laboratoire de Mécanique et d’Acoustique du CNRS. On entend ainsi des voix imaginaires synthétisées par le programme MUSICV, des harmonies-timbres réalisées grâce à MUSICV ou SYTER, des ralentissements ou accélérations sans transposition, des harmonisations, hybrides de voix et de vent produits à l’aide du programme SOUND MUTATIONS qui fait appel aux grains de Gabor ou aux andelettes. Le phénomène perceptif de fission mélodique - on dit aussi ségrégation par flots - aide l’auditeur à démêler les polyphonies vocales.
L’auteur remercie particulièrement Daniel Arfib et Thierry Voinier, ainsi que Christian Calon et Jérôme Decque.

Jean-claude Risset


Invisible
19’35 – 1996

Pièce mixte pour voix, traitements numériques et dispositifs électroacoustique
Commande GMEM

INSTRUMENTARIUM
Dispositif électroacoustique
Bande 2 pistes
Voix Soprano

INTERPRÈTES
IRENE JARSKY, soprano
JEAN-CLAUDE RISSET, direction du son


> ENREGISTREMENT AUDIO

ANDREA LIBEROVICI